Une mémoire comme les autres

Téméco
Une mémoire comme les autres
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Rien. La confusion et la solitude. Un oiseau volant dans le ciel se posa sur une branche couverte de neige. Je l’aperçus du coin de l’œil mais je poursuivis ma promenade.

L’air était pur, seuls les petits nuages de mon souffle troublaient sa paix. Ils se dissipaient lentement dans mon dos, laissant une trace à peine visible à l’œil nu. Je sentais la neige craquer sous mes pas. Au moins, je saurai comment revenir, pensai-je. Submergé par des pensées mitigées, je flânais entre les ruelles bordées d’arbres blancs et dépouillés par l’hiver.

La ville était proche, des ornements scintillants se profilaient déjà au coin de la rue. Je remarquai, sur le mur d’un bâtiment, deux boules lumineuses et soudain, une forte sensation m’envahit. Je m’arrêtai pour reprendre mes esprits, pour comprendre la profondeur au sein de laquelle ce sentiment était né.

Un instant, puis quelques instants passèrent… Oui… oui ! C’était elle ! Elle qui portait toujours des boucles d’oreilles en perles, scintillantes à l’image du soleil lui-même et allongeant somptueusement son cou blanc. Elle les porte certainement encore. À l’époque, et je m’en souviens clairement, je regardais ces deux petites boules, les confondant avec ses yeux ; elle regardait les miens pour y apercevoir son reflet.

Confus, je m’assis sur un banc gelé ; les nuages que façonnait mon souffle étaient moins transparents qu’avant. Peut-être que les pensées avaient finalement décidé de sortir de ma tête, peut-être serai-je plus léger. Si je pouvais au moins les attraper, les caresser, écouter ce qu’elles avaient à me dire, peut-être les comprendrais-je enfin. Suis-je ainsi condamné à une interprétation libre, toujours fausse, de mes propres émotions ?

Un bruit étrange. J’étouffais mes pensées pour mieux entendre ce son qui me semblait familier. Rien. Le silence et la sérénité. Après quelques minutes, encore une fois. Suis-je devenu fou ?

Je fixais des yeux le sol sous mes pieds. Là, sous les feuilles marron couvertes de la neige qui venait de tomber, une fissure dans la glace. Encore une fois ce son étrange, comme un fracas inattendu, encore une fissure. C’est ça ! C’est le craquement de la coquille d’un œuf avant d’en faire une omelette pour le petit déjeuner, chez elle, un dimanche de paresse et de détente, sans soucis, heureux, sans rien dire. Elle a toujours préféré le silence aux paroles inutiles.

Je me levai et je continuai à marcher prudemment, d’un pas lent et pensif, en absorbant tout autour de moi.

La nuée que formait mon souffle prenait des formes épaisses et irrégulières.

Mes mains froides tremblaient dans mes poches, mais elles semblaient séparées de mon corps. Je ne sentais rien, tout mon être voyageait dans mes souvenirs.

Les rues étaient vides, mais les ombres de mes vies antérieures habitaient encore tous les recoins de la ville. Tant d’endroits portaient mon souvenir sans même se rendre compte de son poids. Les fragments, comme ceux du discours amoureux, étaient éparpillés partout. Mes vies passées marchaient librement autour de moi telles des fantômes piégés dans le temps. Je les voyais, mais ils ne me remarquaient pas. Pourquoi ne voyons-nous que ce qui n’est pas ?

D’errance en rêveries, me voici dans un restaurant de quartier. À l’entrée, une senteur douceâtre de noix de coco. Alors que mes poumons inhalaient les réminiscences de l’espace, j’aurais pu goûter des gâteaux juteux, à peine sortis du four, saupoudrés de morceaux de noix de coco, qu’elle adorait.

Je commandais du vin chaud. Sa chaleur brûlait ma gorge comme le soleil qui brillait en cette nuit d’été et dont je gardais les souvenirs les plus tendres. Ivres d’amour et en vie, nous essayions de transformer le chagrin en vin. En vain.

Alors que mes pensées flottaient dans l’espace, je l’ai vue. Assise dans le coin de la pièce, elle portait des boucles d’oreilles en perles brillantes et mangeait une omelette.

En m’apercevant, elle m’a regardé avec des yeux lumineux, sans mot dire, et elle m’a souri tristement.

J’ai tout laissé aller à vau-l’eau.

Tout. L’aspiration et la joie de vivre.

L’autrice

Illustration : Iva Ivičić

Crédits musique : Snow Drop by Kevin MacLeod ; Lasonothèque.org

Montage audio : Marion Roussey