Sonya et le miroir

Téméco
Sonya et le miroir
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Quand j’étais plus jeune, je voulais disparaître. 

J’imaginais souvent qu’après avoir terminé mes études secondaires, je supprimerais simplement mes profils sur les réseaux sociaux, je ramasserais mes affaires et j’irais quelque part où personne ne me connaîtrait. Un gros reset, comme je l’imaginais.

Ma personnalité est devenue fatigante, la façon dont les gens me voient, ma réputation et mon passé dans ma petite ville. Même lorsque j’ai changé, il y avait encore des traces de l’ancien moi que je n’étais plus et des portraits de mes erreurs accrochés dans la galerie du passé de la ville. Je voulais, comme une chenille, me cocooner pendant un moment et me retirer jusqu’à ce que je sois prête à sortir avec une nouvelle peau, plus colorée, plus libre. L’univers, cependant, avait des plans différents pour moi.

Je n’ai pas été surprise quand, un jour, mon reflet dans le miroir a disparu. 

L’image m’a dépassée, elle s’est enfuie avant moi, pensai-je jalousement. Pourquoi ne pouvait-elle pas m’attendre ?

– Tu perds ton temps ici, m’avait-elle dit une fois alors que je me maquillais pour aller au campus. Ce n’est pas toi. Plus tôt tu le comprendras, plus vite tu pourras reprendre conscience.

Je lui avais expliqué que les choses n’étaient pas si faciles à changer. J’avais certaines responsabilités et obligations. Je ne pouvais pas disparaître. Qu’auraient dit les gens ?

– Qui se soucie des autres ? Les autres ne dirigeront pas ta vie, m’avait-elle dit avec impatience. Allons. Viens, s’il te plaît. Je ne peux plus attendre.

Le regard dans ses yeux était comme un intermède d’eau et de feu. Des aperçus de larmes, mais derrière, une flamme qui est entrée en collision avec une couche d’étincelles de cristal. J’avais peur de cette flamme. Elle aurait pu dévorer le monde entier. 

J’ai essayé de surmonter son mécontentement croissant en me lançant avec acharnement dans le travail. Tout le monde sait que l’effort et le travail sont toujours récompensés. De ma poche, j’ai donné mes nuits, mes jours, ma santé, mon bonheur, je ne m’arrêtais que lorsque ma tête me faisait tellement mal que je ne pouvais plus me regarder dans les yeux et que j’avais la nausée. Si je travaillais, je n’avais pas le temps de penser à ses yeux enflammés, et si mon image se mettait en colère contre moi, je lui disais que les vacances seraient plus douces quand je récolterais les fruits de mon travail.

Nous n’avons pas parlé pendant un moment. J’étais trop occupée pour elle. Elle était là tous les jours, alors j’avais pris sa présence pour acquise. Jusqu’au jour où elle n’était plus là.

Maintenant, quand je m’approche du miroir, je ne vois qu’une ombre et un contour. C’est comme si l’image était floue et assombrie, mais en même temps loin de l’œil du spectateur. C’est moi, mais en même temps ce n’est pas moi.

Où suis-je allée ?

Ce n’est pas la première fois que je la perds, pour être honnête. Elle m’a quittée pour la première fois lorsque j’étais au lycée, quand je ne savais pas à quelles études j’allais m’inscrire. J’ai beaucoup pleuré à l’époque et j’avais peur pour l’avenir.

Elle est revenue me voir quelques jours avant la date limite d’inscription, pour parler des options. Elle n’aimait pas mon niveau de stress ni mon complexe d’infériorité. Je n’aimais pas sa faim et son indécision. Elle voulait aller dans toutes les facultés et je voulais juste dormir.

Nous avons à peine accepté de rassembler nos derniers neurones et de nous inscrire en langues et littératures françaises et latines. Je savais qu’elle n’était pas tout à fait heureuse, mais découvrir quelque chose de nouveau satisferait sa soif de connaissances et me donnerait le temps de réfléchir. J’étais souvent fatiguée et exténuée, mais je suis arrivée en troisième année avec d’excellents résultats. Tous les professeurs et les collègues de ma faculté me plaisaient.

Objectivement, il n’y avait aucun problème. Sauf le feu dans ses yeux, mélangé à de l’eau froide. Elle n’était pas heureuse. Par conséquent, moi non plus.

Un jour que je m’étais allongée par terre, immobile, j’entendis sa voix.

– Tu te souviens de ce que tu m’as dit ? me demanda-t-elle.

– Tu vas devoir être un peu plus précise, répondis-je avec les yeux rouges.

– C’était censé être une solution temporaire au cours de laquelle on comprendrait notre trajectoire.

– Je n’ai pas eu le temps d’y penser, j’ai essayé d’apprendre et de me faciliter la vie.

– Tu concentres trop d’énergie sur les mauvaises choses. Tu regardes le point au lieu de regarder l’image dans son ensemble. Pourquoi tu te fais ça ? Tu n’as lu aucun des livres que tu as achetés avec le désir de le lire.

– J’ai des livres universitaires que j’ai besoin de lire.

– Mais tu ne les lis pas non plus. Il te suffit de  t’allonger et de regarder les mêmes vidéos sur Youtube et d’attendre le dernier moment pour faire quelque chose, et cela ne te rend même pas heureuse. Tu virevoltes simplement avec le malheur, l’insatisfaction et le stress. Combien de temps vas-tu rester comme ça ?

 – Je suis occupée, je ne peux pas te parler maintenant. Je dois prendre une pilule et retourner faire mes devoirs, lui dis-je d’une voix rauque.

Les jours suivants, je l’ai ignorée et je ne lui ai pas parlé, car je ne pouvais pas discuter. Quand elle a disparu, et qu’à sa place est apparue l’ombre que je n’ai pas reconnue, j’ai pensé : « Au moins, celle-ci ne sera pas aussi ennuyeuse que l’image d’avant. »

Le silence et l’ombre, cependant, sont pires que ce feu et ce bavardage familiers. Je suis très seule.

J’ai passé un autre après-midi sur le sol, chez moi, pleurant d’épuisement et tremblant devant la taille du monde. Les portraits de ma jeunesse me regardaient tous anxieusement et me disaient la même chose : « Ce n’est pas ça ». Quelque part en cours de route, mes ailes ont créé un ouragan, et je ne sais pas à quel moment. Laquelle des étapes et des décisions que j’ai prises était une erreur ? Suis-je cette erreur ?

Je pleurais encore en disant à tout le monde de ne pas m’attendre. J’ai très peur de décevoir les personnes qui me sont chères. À cause de cette peur, j’ai chassé mon propre reflet. Savez-vous à quel point il est effrayant de se regarder dans le miroir et de voir un vide ? Pas seulement à cause des sourcils mal dessinés ou des cheveux non peignés. Il y a des choses plus effrayantes que la vanité humaine.

Il fait froid et nuageux dehors. Je suis sortie pour la première fois en un mois. Je suis fâchée contre mon reflet et cela me contraint à quitter la maison chaleureuse et le confort d’un espace clos. Je ne me suis même pas maquillée car mon miroir était vide et je ne voulais pas devenir encore plus bouffonne que je ne l’étais déjà.

Je ne sais pas où mon image est allée. Est-elle dans des galeries aux Pays-Bas ou est-elle allée garder des chevaux sauvages en Islande, ou est-ce que quelqu’un la retient en sécurité dans une cabane en bois au milieu d’une forêt dense ?

Le monde qui m’entoure est froid, sans le feu de ses yeux pour me réchauffer et m’encourager à traverser la vie rapidement et sans excuses. Je ne suis plus qu’une esquisse de moi-même, une chenille à deux dimensions qui rêve de voler.

Ne m’attendez pas car je ne sais pas combien de temps cela prendra. Qui sait où mon reflet est allé et quand je le trouverai ? Je ne sais pas grand-chose moi-même.

La seule chose que je sais avec certitude, c’est que la petite chenille ne reviendra pas sans ses ailes.

L’autrice

Illustration : Ana Gogić

Crédits musique : Waves, by Podington Bear ; Lasonothèque.org

Montage audio : Marion Roussey