Révélation de Noël

Téméco
Révélation de Noël
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Le 6 janvier, réveillon de Noël     

C’était étouffant. La musique était trop forte, mais cela ne me dérangeait pas. Je me suis frayé un chemin à travers la foule et me suis assise au bar. Le patron de La Révolte s’est approché pour me saluer et m’offrir un verre. Le barman m’a donné une petite bouteille de vin de cerise et un verre vide dans lequel je trouvais dégoûtant de boire, si bien que j’ai choisi la bouteille. J’ai hoché la tête en signe de remerciement, mais j’étais sûre qu’il n’avait rien vu à cause de la densité de la fumée. Le patron me tenait compagnie et commandait à boire. Souvent, je me suis demandée comment il avait pu ne pas faire faillite car il offrait des verres à tout le monde, je ne me souviens pas quand j’ai payé quelque chose pour la dernière fois. Sur la surface du bar, on voyait des images de bandes dessinées en noir et blanc, c’était peut-être Alan Ford, mais je ne pouvais pas le confirmer avec certitude, je l’ai dit parce que c’était la seule bande dessinée que je connaissais. Je lisais la même case encore et encore jusqu’à ce que les flaques de vin la recouvrent ou jusqu’à ce que je commence à la voir double.

Je suis sortie pour appeler Sacha. Pas de réponse. J’ai essayé de nouveau. Ça sonnait. Toujours rien. Je suis retournée au bar où une petite bouteille de vin de framboise m’attendait. Ils n’avaient plus de cerise, je suppose. J’ai jeté un coup d’œil vers la porte et je l’ai vue. J’ai remarqué quelque chose de différent dans sa manière de marcher, dans l’expression de son visage. Elle s’est approchée fébrilement de ma place habituelle et, sans me regarder, elle s’est assise à côté de moi. Elle portait un T-shirt blanc et une veste en jean dont elle tirait les manches nerveusement pour essayer de cacher ses mains. Le barman cherchait une bouteille de vin, mais je lui ai dit non avec mon doigt, car elle était encore mineure, et elle m’a dit, la bouche sèche :

– Je suis enceinte.

J’ai appuyé mes coudes sur le comptoir et j’ai enfoncé mon visage dans mes mains.

– On va faire quoi, Sacha ?
– Se taire.
– Se taire ?
– Oui. Je veux cet enfant.

Le barman a ajouté une autre petite bouteille dans la file.

– Tu n’as pas terminé le lycée, qu’est-ce qui t’arrive ?
– Je sais que je serai une bonne mère. Je te demande juste une chose, Eva. Reste avec moi quoi que je décide.

J’ai fini la septième petite bouteille de vin et j’ai regardé Sacha. Ses bras minces, ses seins encore peu développés, ses cheveux épais et longs qui tombaient en boucles sur ses épaules, et enfin, quand elle s’est retournée vers moi, j’ai vu ses yeux, déterminés, sans la moindre peur. Je ne pouvais rien dire, j’ai simplement hoché la tête. Elle s’est levée du bar et est partie. Où, je ne le savais pas. Je suis restée au même endroit au bar jusqu’au matin, jusqu’à ce que nous soyons seuls, les petites bouteilles alignées, le patron et moi. Quand il s’est endormi au bar, je me suis approchée et je l’ai couvert avec sa veste. Je suis rentrée à la maison. Je ne savais pas si je devais appeler Magdalena et la mettre au courant. C’était sa mère quand même. Ce n’était pas le moment de penser à nos désaccords.

Je suis entrée dans l’appartement. Les mouches avaient commencé à s’assembler tellement je ne nettoyais rien. Le cendrier plein de mégots, les verres de bourbon à moitié vides sur la table répandaient la puanteur. Je vivais à peine dans ce chaos, mais je n’avais pas la force de faire quelque chose pour remédier à cela. Chaque morceau de poussière me faisait mal, mais tout mon corps me déchirait davantage. Je me suis assise sur le canapé et j’ai téléphoné à Magdalena.

– Allô ?
– Salut ma tante…
– Eva ?
– Tu peux venir ?
– Chez toi ?
– Oui, chez moi. On doit parler tout de suite.

J’ai raccroché et j’ai pris ma tête entre mes mains. Je n’ai pas bougé avant d’entendre la sonnette. Je ne pouvais toujours pas me lever. J’avais la tête et les jambes lourdes. Elle sonna une fois de plus. Il n’y avait pas de temps pour la réflexion. C’était fini depuis le moment où j’avais appelé le numéro. Je me suis enfin dirigée vers la porte. Je l’ai déverrouillée et ouverte. Elle entra sans un mot, s’assit et inspira profondément.

– Ça fait si longtemps que je ne suis pas venue ici.

Je n’ai rien répondu. Peut-être qu’il serait naturel de ressentir de la culpabilité parce que je lui avais interdit de mettre les pieds dans cet appartement. Je ne l’ai pas ressentie. C’étaient des tentatives désespérées pour préserver ma paix. La paix dans le chaos, mais toujours la paix. Maintenant, je l’ai anéantie moi-même. J’ai regardé ma tante se retourner, assise pendant quelques minutes, perdue dans les souvenirs, dans le passé, en revivant probablement chaque coin du salon, en essayant de se remémorer les odeurs, la lumière et les rires. Un silence profond régnait dans l’appartement. Bien que suspendue, l’horloge au-dessus de l’étagère en bois ne marchait plus depuis longtemps, si bien que même les aiguilles ne perturbaient pas le silence.

– Magdalena…

Elle m’a regardée comme si je l’avais réveillée soudainement.

– Sacha est enceinte.

C’était comme si je lui avais donné un coup de poing. Elle ferma étroitement les yeux, puis les ouvrit, espérant peut-être qu’elle allait se réveiller d’un cauchemar. En m’éloignant légèrement du dossier de la chaise, j’approchais lentement le verre dans lequel j’avais versé du whisky, sans quitter des yeux son visage horrifié. Elle prit le verre et but une goulée. Elle devait savoir que je ne l’appelais pas à six heures du matin pour une réconciliation et pour parler du bon vieux temps. Mais, d’un autre côté, je suis sûre qu’elle ne s’attendait pas à une telle nouvelle, annoncée de cette façon impitoyable. Elle se leva de sa chaise, mit sa veste à l’envers et se dirigea vers la porte. Je suis restée immobile et calme. Le menton posé sur la main, je la regardais. Il y avait quelque chose de fascinant dans son tourment à ce moment-là.

– Et toi, ça va ? me demanda-t-elle.

Mes sourcils se soulevèrent de surprise, car la question me troubla, me ravit même. Si elle avait regardé attentivement, elle aurait pu voir quelque chose comme un sourire sur le côté gauche de mes lèvres. J’ai hoché la tête et montré la porte, en lui faisant savoir qu’elle devait partir. Après qu’elle est sortie, j’ai tourné la clé deux fois. Il n’y avait pas eu de salutations. Sacha ne me venait plus à l’esprit.

Le 14 janvier.

Dès que nous sommes entrées dans leur maison, Sacha s’est dirigée vers la chambre avec le peu de force qui lui restait. Je marchais derrière elle, alors qu’elle titubait d’un pied sur l’autre, pâle comme un cadavre, flétrie. Nous nous sommes assises sur le lit, elle s’est mise à pleurer doucement. Je l’ai prise par la main et ses sanglots se sont transformés en cris.

– Sacha, je te promets que nous survivrons à ça. Je te le promets.

J’ai pleuré avec elle aussi, en faisant des promesses qui n’étaient probablement pas possibles. Plus elle criait de douleur, plus mes larmes coulaient. Je l’ai serrée dans mes bras pour qu’elle ne se lève pas et ne commence pas à tout démolir, à casser et à briser, car à ce moment-là, il me semblait qu’elle pouvait déchirer toute la ville avec ses dents. Après un silence affreux, alors qu’elle prenait de l’air pour de nouveaux cris, je pus attraper ce regard vide, dans lequel il ne restait pas une seule émotion envers Magdalena. Envers moi non plus. Par la porte entrouverte, j’ai regardé dans la direction de Magdalena, elle était assise dans un fauteuil, à côté de son troisième gros mari. Elle fumait une cigarette, le regard fixé sur moi.

– Désolée, Sacha… Désolée. Ça fait mal comme si cela m’était arrivé à moi aussi.

Elle ne répondit rien, et peut-être que ces mots sortis de ma bouche étaient assez hypocrites après tout. Nous voici maintenant là à cause de mes paroles. J’ai blessé Sacha, cet être, moi-même, mais pas Magdalena. Elle ne ressentait rien.

Le 15 janvier.

Qui étions-nous pour jouer à Dieu ? Qui étais-je ? Comment pourrais-je me débarrasser de cette ordure et de cette saleté ? Il ne restait pas une seule miette de la paix que je gardais égoïstement. La paix pour laquelle je m’étais battue désespérément, interdisant à tout le monde d’entrer dans ma vie. À tout le monde sauf à Sacha. Je suis allée dans la baignoire avec l’intention de laver la pression qui s’était accumulée. Laisser l’eau soulager le fardeau de ma poitrine. Debout là, j’ai remarqué que ce fardeau était juste en train de se répandre, comme une créature qui était accroupie là depuis longtemps, affamée et maintenant dévorante. Elle se nourrissait d’abord de mes poumons, et quand je ne pouvais plus respirer, de ma tête. Quand je ne pouvais plus penser, de mon estomac. Et quand je ne pouvais plus digérer l’idée d’être impuissante, j’ai fermé les yeux et j’ai laissé couler l’eau froide. La pression se retirait. Elle se retira d’abord à travers mes jambes, puis à travers mes bras, mon front et mon abdomen jusqu’à ce qu’elle revienne enfin sur ma poitrine où elle s’apaisa. J’ai coupé l’eau et je suis sortie de la baignoire. Je me suis retrouvée sur le carrelage devant le miroir. Mes lèvres étaient bleues. L’eau coulait sur mon visage et mon corps. D’une certaine façon, j’avais la nausée de moi-même. J’ai enfilé mon peignoir et suis sortie de la salle de bain. Encore mouillée, je me suis couchée et je me suis sentie envahie par un sentiment d’impuissance, accompagné de la question : “Et maintenant ?” Maintenant… rien… Il n’y a aucune option qui serait la solution à ce stade.

L’autrice

Illustration : Tamara Perišić

Crédits musique : A Tape Full of Mistakes – The Sadness of a Slinky Dog ; J Hacha De Zola – Antipatico ; MrKey_Perdre-pied_LMK

Montage audio : Marion Roussey