
Ce n’était pas encore la nuit. Le soleil couchant lançait ses derniers rayons qui éclataient toujours dans les cieux. Quelle beauté partout ! Mais la seule chose qui attirait ton attention était la lune. Visible depuis ce matin, elle était maintenant plus frappante que pendant toute la journée, pendant laquelle la forte lumière avait caché ses détails.
Tu pouvais distinguer le fondu graduel reliant les parties visible et invisible de la lune, la rendant plus réelle que d’habitude. Sa texture s’intégrait parfaitement dans le ciel, te rappelant que c’était un corps céleste que tu regardais, et qu’on la prend pour acquise. Ne l’oublions pas !
Tu étais tellement fasciné que tu ne cessais de regarder, et tu étais indifférent à ce qui pouvait arriver.
Malgré cette indifférence et ta pensée errante, tu ne pouvais ignorer le nouveau stimulus qui te tirait de toutes tes rêveries. C’était une voix tellement bizarre et inexplicable, que je ne sais pas comment on pouvait deviner que c’était bien une voix. Toutefois, une voix. Son timbre et ce qu’elle disait étaient moins étranges que ce dont ils provenaient.
C’était un crocodile énorme qui essayait de t’appeler, et maintenant il réussissait à te rattraper. Toujours indifférent, tu lui as demandé qui il était et ce qu’il voulait, et il t’a répondu :
– Tu m’appelles crocodile et ça suffit. Parfois je suis un corbeau, un arbre, un ver, et parfois toi-même. Mais il y a une partie de toi que je ne peux pas être, et je voudrais la connaître.
Stupéfié, tu as dit :
– Quelle partie ?
– Parle-moi de toi.
– Mais qu’est-ce que tu veux que je dise ? as-tu répliqué.
– Raconte-moi ta vie, tes émotions et tes souvenirs les plus profonds. Qui étais-tu avant toi ? a dit le crocodile comme à mots couverts.
Tu n’étais plus indifférent. Une gêne commençait à te submerger, mais tu as réussi à la surmonter. Ta gêne s’est transformée en curiosité et tu lui as demandé de préciser ce qu’il voulait entendre de toi.
– Quelles étaient tes connaissances dans ton enfance ? a dit froidement le crocodile.
– Quand j’étais un petit enfant, je ne comprenais rien ! Il n’y a rien à dire là-dessus.
– Au contraire. Continue !
Tu ne savais pas pourquoi, mais tu ressentais le besoin de lui parler :
– D’accord… Donc… Je ne comprenais rien, mais j’essayais quand même de m’expliquer des choses qui me semblaient inexplicables…
Le crocodile t’a interrompu :
– Quelles étaient ces explications ?
– Bah, les explications étaient aussi infantiles que moi !
– Elles ne t’ont donc rien révélé ?
– Non, mais ce que je comprenais était que j’avais peur.
Le crocodile a semblé perturbé par cette phrase et il a répondu d’un ton plus doux :
– Ah, la peur… Je la connais bien. Crois-le ou non, c’est la seule émotion que j’ai. Et toi, tu avais peur de quoi ?
– Peur du noir, des sons inconnus, de la lumière soudaine, et de bien d’autres choses… Mais tout le monde avait peur, même sans le savoir, as-tu dit légèrement.
À ce moment-là, vous avez commencé à vous parler comme deux amis qui se connaissaient depuis toujours.
Le crocodile a plissé ses yeux avec curiosité et il t’a demandé :
– Mais tu ne savais pas ce qu’était la peur, en fait ?
– Je ne le savais pas, mais je me comportais comme si je l’avais comprise.
– Oui, ça c’est naturel, a dit le crocodile. Et qu’en est-il de tes désirs ?
– À l’époque, je n’en avais pas beaucoup. Ce qui m’importait était d’avoir mangé, de rester au chaud, d’être en sécurité et avec quelqu’un.
– J’aime bien manger, moi aussi ! a-t-il dit avec tellement d’enthousiasme qu’il aurait claqué des mains s’il n’avait pas eu que des pieds. D’un coup, son enthousiasme a disparu et il a ajouté :
– Être avec quelqu’un… C’est important pour toi, n’est-ce pas ?
– Oui ! Au début, je n’avais pas compris que c’était aussi important de ne pas être seul, mais j’ai vite appris que tout est beaucoup plus facile ensemble, lui as-tu dit fièrement.
– Et pourquoi ? Comment as-tu appris cela, a-t-il demandé comme si c’était la première fois qu’il entendait parler de cela.
– J’avais commencé à socialiser avec les autres personnes, même avant de pouvoir parler. Recevoir quelque chose de quelqu’un était très bien, et ce n’est que plus tard que j’ai appris que donner aux autres avait aussi de grands avantages et n’était pas mal non plus.
Le crocodile a hoché sa tête plate pour dire qu’il comprenait. Après quelques instants de silence, il a ajouté :
– Et est-ce que quelque chose a changé quand tu as appris à parler ?
– Bien sûr. Avec les premiers mots, tout est devenu plus compliqué et plus facile en même temps.
– Je suis content de ne parler qu’avec toi. Je suis bien comme ça, pourquoi compliquer des choses déjà assez compliquées ? a dit le crocodile.
– Peut-être que tu as raison, lui as-tu dit. Mais c’est à ce moment-là que j’ai commencé à poser des questions à d’autres que moi, à en discuter même si je n’en savais rien. Les idées venaient et étaient échangées plus rapidement que jamais grâce à ce nouvel outil.
– Grâce ou à cause ?
– Grâce ! as-tu répondu sans hésitation.
– Hum, c’est vrai dans ton cas. Tu as besoin des idées pour survivre tel que tu es. Moi, je n’ai besoin ni d’idées ni de règles, a constaté le crocodile.
Le mot « règles » a éveillé une nostalgie en toi que le crocodile sentait, et il attendait ta clarification.
– Malgré mon développement, ce dont je n’étais pas conscient jusqu’à un certain point étaient les règles et ça me manque beaucoup, la liberté de faire n’importe quoi sans répercussions réelles.
Tu as réussi à rassembler tes pensées.
– Je fais toujours ce que je veux, ou du moins ce que je pense que je veux… Et qu’est-ce que tu pouvais exactement faire sans ces répercussions ? t’a-t-il demandé.
Comme si tu attendais cette question, tu as dit :
– Je pouvais manger la bouche ouverte, je pouvais courir, nager nu et être crasseux sans être jugé. Être jugé n’existait pas. Beaucoup de choses étaient plus simples, même si j’avais peur et même si j’étais vulnérable et faible.
– Hum… a-t-il dit pensivement. Tu es toujours faible, je dirais. Mais tu n’as plus peur ?
– Si ! as-tu répondu. C’est juste que ce qui m’effrayait alors ne m’effraie plus aujourd’hui. Maintenant, je sais que les loups et les ours ne peuvent pas m’engloutir pendant la nuit, cependant j’ai peur d’autres choses. Des choses plus compliquées, moins menaçantes et dangereuses, et parfois irréelles.
– J’ai déjà conclu que tu es compliqué et bizarre… La peur reste toujours la peur, mais pourquoi avoir peur de l’irréel ?
– C’est le prix du développement et de la connaissance, as-tu expliqué.
Quoi que tu dises, tu aurais provoqué des nouvelles questions en lui :
– Comment arrivaient ces connaissances ? Il continuait avec ses questions.
– En grandissant, je me suis rendu compte de choses…
– De choses comme ?
Encore des questions. Tu t’étonnais d’être prêt à chaque question :
– Je ne suis pas éveillé quand je rêve, il ne faut pas manger la neige jaune et les baies rouges, on est parfois triste ou heureux sans raison particulière, il y a des hommes et des femmes et ce ne sont pas les cigognes qui apportent les bébés…
Tu t’es arrêté là en attendant une nouvelle question.
– Ça ne m’explique rien. Ce que tu avais compris, ça t’a facilité la vie alors ?
– Pas vraiment, as-tu dit avec déception. Ça m’importait moins que ce que je pouvais faire avec mes mains. Apprendre à travailler. Il suffit de savoir survivre sans savoir pourquoi.
Il t’a répondu :
– Je ne sais pas pourquoi on survit, moi non plus. Je ne me demande jamais ça, c’est plus facile. En tout cas, travailler, donc, t’a rendu plus capable de survivre ?
– Ça aussi, oui, et avec le temps qui passe, j’ai rencontré beaucoup d’autres personnes. Nous n’étions pas toujours tous d’accord, mais nous trouvions nos moyens. Ce qui comptait était d’être ensemble et de pouvoir s’aider, afin de grandir et de progresser ensemble. Et alors survivre est devenu facile, as-tu conclu.
Pour une raison inconnue, tu n’attendais plus de questions et il n’en avait plus. Il a dit :
– J’en ai assez entendu, humain… J’en ai assez entendu, et ce que je peux en conclure est que tu es toujours un faible enfant. Moi, je règne sur cette planète depuis deux cent millions d’années, j’ai vu tant de choses que tu ne pourrais imaginer dans ta courte vie, je suis resté inchangé malgré tous les changements incessants qui nous entourent…
Tu l’as interrompu :
– Je comprends… Tu as raison. Maintenant que j’ai grandi un peu, je n’ai que deux cent mille ans, je suis toujours jeune et ignorant et au fur et à mesure que j’en apprends plus, je comprends moins. Mais il y a un fait qui m’étonne chaque fois que j’y pense. Tu vois ça là-bas ? as-tu demandé en pointant ton doigt vers la lune. J’étais là.
Cet argument a fait prendre conscience à ce crocodile, fantôme du temps et du changement, que tu avais bien grandi. Il a dit :
– Tu es allé loin, tu étais partout. N’oublie jamais qu’on ne sait ni d’où on vient ni où on va, mais je parie que c’est le même endroit. Peut-être que ce sont les circonstances de notre rencontre, mais si c’est juste un rêve, reste humain jusque-là.
L’auteur
Crédits musique : Conte écourté by DIY-Note ; Lasonotheque.org
Montage audio : Marion Roussey