Les vacances sur l’île

C’était un jeudi, il était midi. Sara venait de finir de faire ses bagages. La perspective de son départ la rendait mélancolique, mais elle s’était réservé quelques heures avant son départ pour aller dire adieu à la plage. Elle savait que le son des vagues et l’odeur des embruns lui manqueraient très vite quand elle serait de retour chez elle, après cette trop courte parenthèse dans ce microcosme utopique. Elle venait de passer un mois et demi sur cette île, une éternité qui avait filé comme le sable entre ses doigts. Elle se sentait relaxée comme rarement dans son existence, mais aussi anxieuse à l’idée de retrouver le tumulte de la ville : en combien de temps allait-elle tout perdre des effets bénéfiques de ces vacances ? Y penser lui donnait comme une crampe à l’estomac.

On ne trouve pas ce type d’oasis de paix à Paris. Elle ignorait où elle trouvait la force, depuis toutes ces années, de survivre dans une grande ville. La vie y est insipide et fatigante, et ne semble ne rien avoir à lui apporter sinon une fatigue chronique, un air pollué et des insomnies. À voir les mines des passants mécontents dans les rues, elle savait qu’elle n’était pas la seule à s’y sentir au bout du rouleau.

En se scrutant dans le miroir, elle constata que ses cernes s’étaient atténués, ses cheveux avaient l’air plus soyeux, et sa peau, d’habitude blafarde, avait un meilleur teint. Elle semblait moins lasse. L’air du large lui avait visiblement fait du bien. Quelques semaines sur cette île avaient été suffisantes pour lui donner le sentiment d’avoir son organisme et son esprit complètement régénérés. Après un dernier regard dans le miroir, elle mit son chapeau de paille brun sur sa tête, et sortit de la maison.

La maison où elle passait ses vacances appartenait à sa grand-mère ; elle y avait passé la plupart de ses étés de jeunesse. Elle était massive, taillée dans de solides pierres du début du siècle passé. Ses murs protégeaient des fortes bourrasques de l’hiver. La grand-mère de Sara y avait habité toute sa vie, et y avait vécu deux guerres. Elle n’avait jamais envisagé de quitter son nid. Elle était maintenant enterrée dans le petit cimetière du village, à quelques centaines de mètres de la maternité où elle était née. Sara trouvait triste qu’elle ait pu passer l’intégralité de son existence dans un si petit périmètre ; sa grand-mère, elle, semblait pourtant ne jamais en avoir éprouvé de regrets.

Peut-être était-ce dû au fossé entre les générations. Avant, il était normal de vivre toute sa vie sur ses terres. Aujourd’hui, les jeunes gens quittent le nid pour trouver des opportunités, du travail, bâtir leur vie différemment.

Sa grand-mère était décédée moins d’un an auparavant, mais son esprit semblait toujours être là : au premier étage de la maison où se trouvait sa vieille machine à coudre, ou dans le petit jardin où elle cultivait ses olives et ses légumes. Souvent, les gens se réunissaient chez elle jusque tard dans la nuit. Ils s’asseyaient dehors sous la protection du feuillage frémissant d’un grand figuier et chantaient, jouaient à la briscola, en mangeant des sardines salées et des calamars grillés. C’était le souvenir des temps plus doux où les sources de bonheurs communs et discrets semblaient néanmoins inépuisables. Une vie simple, banale, et en même temps si singulière. Mais voilà, Sara était depuis allée à l’université à l’étranger, avait vu le monde et s’était installée en France. Sa vie a changé ses priorités, les a réarrangées selon une volonté qui n’était pas la sienne, et elle n’est jamais revenue sur l’île.

L’automne était dans l’air, chassant le bruit et la chaleur de l’été. Les touristes se faisaient plus rares… Ici et là, un estivant se promenait à la découverte des endroits cachés de l’île ou à la recherche de bons vins locaux, de rakija ou d’huile faite maison. Certains recherchaient l’aventure, une échappatoire à la société qui dicte les règles de la vie. Ici, ces règles semblaient ne pas avoir autorité. L’île se vidait avant de tomber lentement en hibernation. Sara était allée au marché local pour acheter des fruits frais. Même le jour le plus calme, il y avait toujours des grognements et des cris sur le marché. Les sons du dialecte de Korčula résonnaient dans toutes les directions. Ce dialecte poétique lui avait tant manqué durant toutes ces années… C’était un mélange d’italianisme et de tchakavien dalmate, mais toujours plus doux à ses oreilles.

Les odeurs enivrantes de lavande et de romarin des étals la ramenaient au passé et elle se surprenait parfois à se laisser rêver à une vie insulaire. Elle s’était arrêtée chez un homme âgé qui vendait des fruits de saison. Alors qu’elle regardait les produits, le monsieur l’avait saluée par des paroles vibrantes: « Les fâchés manquent toujours les plus belles choses de la vie. » C’était comme si elle avait déjà entendu ça. Après un instant de réflexion, elle se souvint de lui : ce même monsieur, derrière le même étal, lui avait dit la même phrase vingt ans auparavant. Il ne paraissait pas tellement plus âgé que dans son souvenir, ni moins avenant, comme si le temps n’avait pas eu de prise sur lui. Elle se souvenait de lui chantant de vieilles chansons dalmates avec enthousiasme ; sûrement chantait-il encore aujourd’hui avec la même énergie. La vie insulaire est un remède naturel contre la vieillesse, pensa-t-elle.

Avant le coucher du soleil, Sara s’était acheminée vers la plage, près du phare. En face d’elle, il n’y avait rien d’autre qu’un ciel qui s’évanouissait dans toutes les nuances de rose différentes. Les clapotis des vagues saluaient paisiblement les pierres éraflées que dominaient les épicéas et les agaves. Ces moments de contemplation, quand la journée se termine, avaient toujours été ses préférés. Enfant, elle voyait l’horizon comme le défi du grand inconnu et de l’infini vers lequel elle devait voyager. Ce qu’il y a d’attirant avec l’horizon, c’est qu’il n’a de cesse de reculer quand on s’en approche. Elle ressentait maintenant une sorte de connexion primordiale et de paix ultime avec cet endroit. Ah, que c’est beau d’être ici ! pensa-t-elle. Elle resta assise sur la plage, laissant le vent lui caresser la peau jusqu’à ce que les derniers rayons roses disparaissent derrière la ligne de l’horizon.

Au crépuscule, la lune illuminait toute la côte sud de l’île. Sara suivit le chemin qui menait à une grotte voisine, sans pouvoir vraiment expliquer pourquoi elle s’y rendait ; elle se laissait juste guider par ses pas. En pénétrant plus profondément à l’intérieur de la grotte, elle fut envahie par une peur inexplicable. La grotte était humide, froide et complètement recouverte de mousse. À un moment donné, le vent souffla et le son du courant d’air hurlant entre les rochers lui rappela avec netteté un souvenir d’enfance qu’elle avait longtemps refoulé. Quand elle avait huit ans, elle avait erré un après-midi jusqu’ici, et dans le vent fort qui avait soudainement soufflé, tout à fait comme ce soir, elle avait entendu une sorte de fantôme qui l’avait terrifiée. Pour la première fois de sa vie, Sara avait alors ressenti la peur de la mort, une peur qu’elle connaissait désormais à l’âge adulte.

Mais aujourd’hui, cette terreur qui l’avait saisie un instant s’évanouit rapidement. Elle avait l’impression d’avoir découvert une partie d’elle-même qui avait été enterrée dans la grotte depuis longtemps. Il était également clair pour elle qu’elle n’était plus cette petite enfant et qu’elle était consciente qu’elle contrôlait ses émotions et ses peurs, mais elle se demandait : que contrôlait-elle vraiment ? Ici, toutes les questions qu’elle avait cachées sous le tapis pendant des années refaisaient soudainement surface. Tout semblait subitement plus clair maintenant : elle ne pouvait pas grandir tant qu’elle vivait une vie qui la rendait si malheureuse. Elle n’était pas, en réalité, dans une situation désespérée ; pourtant, l’espoir l’avait bel et bien abandonnée. Elle n’aimait pas son travail, elle n’avait pas vraiment d’amis, elle se demandait pourquoi elle vivait dans cette ville qui l’étouffait. Pour une déception sentimentale, justement ! Pourquoi prétendait-elle depuis plusieurs années que ses choix étaient les bons ? Elle ressentit le besoin de rejeter ces oppressions qu’elle s’était elle-même infligées.

Le malheur de Sara se confondait avec l’angoisse. Elle pouvait enfin admettre que sa vie avait été un échec entièrement tissé de pure absurdité. Mais par habitude, peut-être aussi par fierté, elle s’était fait fort d’accepter la situation telle qu’elle était, sans essayer d’agir. Son esprit était las de cette coquille sinistre qui l’entourait. Elle resta immobile pendant un certain temps, submergée par de fortes émotions, mélange de tristesse et de déception, en pensant à ce qu’elle avait fait de sa vie, mais ressentait en même temps un nouvel espoir. Elle avait laissé des petits bouts d’elle-même sur cette île depuis longtemps, mais elle venait de les retrouver, et ne voulait plus jamais les perdre. Se sentant armée d’une sérénité nouvelle, elle sortit de la grotte puis rentra dans la maison de sa grand-mère et entreprit de déballer ses valises.

L’autrice