Légende de guerre

Téméco
Légende de guerre
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Le 15 juin 1942

 …Tu dors, mon soleil…

J’ai 16 ans. Les gens disent que je ne fais pas mon âge. Moi, je réponds que je ne le fais plus. Et je rigole, d’une manière un peu méchante, parce qu’il est toujours intéressant de regarder leur visage, ces regards vides, à ce moment-là. Ce moment de vérité qu’ils voudraient éviter, contourner. Oublier. Un coup de réalité, avant de changer de sujet, bien sûr. Les gens n’aiment pas la vérité, non-non. Ces jours-ci, ce que les gens aiment le plus, ce n’est qu’un mensonge bien déguisé. Vous connaissez cette histoire de la vérité et du mensonge ? Non ? Pas de souci, je l’aime bien, je vais vous la raconter.

Autrefois, le mensonge et la vérité  se rencontrèrent dans un pays pas si lointain. Le mensonge dit : « Comme il fait beau aujourd’hui ! » La vérité était d’accord. Ils décidèrent de faire une promenade ensemble. Sur leur chemin, ils virent un puits. Le mensonge dit : « Baignons-nous, l’eau est magnifique ! » La vérité douta un instant, en regardant le puits. Sceptique, elle enleva  ses vêtements et elle descendit dans l’eau, qui était si agréable que la vérité décida d’en profiter au maximum. Et voilà, les deux se baignèrent ensemble pendant un certain temps. Soudain, le mensonge sortit du puits, il vola les vêtements de la vérité et il prit la fuite. La vérité était furieuse. Nue, elle sortit du puits, en essayant de trouver ses vêtements. Tout le monde, regardant la vérité nue, était horrifié. Enfin, la triste vérité retourna dans le puits, et elle y resta  pour toujours. Depuis lors, le mensonge voyage partout dans le monde, déguisé en vérité, satisfaisant les attentes des gens. Parce que, bien sûr, personne ne veut connaître la vérité nue.

J’ai entendu dire que cette histoire datait du Moyen Âge. Il est triste de voir comment le monde n’a pas beaucoup progressé. Même aujourd’hui, les gens en détournent les yeux. Moi, j’en suis témoin maintenant. Mais vous voyez, je ne leur donne jamais ce plaisir. Non. Maintenant, je ne suis pas capable de le donner à moi-même, donc pourquoi faire des efforts ? Mon argument : la vérité est dure quelquefois, ce n’est pas ma faute. Et je rigole. À chaque fois. C’est ce qui les ennuie le plus. Ils pensent depuis longtemps que je suis folle. Que cette guerre m’a rendue complètement folle. Moi, je pense qu’il y a un malentendu entre nous et que, en fait, nos définitions de la folie ne sont pas tout à fait les mêmes. Ce qu’ils perçoivent comme la folie, je préfère l’appeler, tout simplement, l’objectivité. Mais je leur pardonne ce manque de concordance. Ce que je ne pardonne jamais ces jours-ci, c’est la courtoisie. Vous connaissez celle-ci, j’en suis sûre. Cette situation quand les gens vous demandent « Comment vas-tu ? », sans aucun réel intérêt pour vous, mais ils vous le demandent quand même, parce que « c’est la culture ». 

Et voilà, cette culture, je la méprise de tout mon cœur. Parce que cette culture s’insinue aussi dans ma réponse. Elle voudrait que je m’accommode, que j’obéisse. C’est ça, ce qui me dérange, cette obligation d’accepter les règles de ce jeu avec des mots qui ne me plaît pas, qui me dégoûte. Qui n’a même pas de fin. C’est aussi un jeu dont on a oublié le début il y a longtemps. Dont personne ne voit le résultat. Dont les effets sont quelquefois fatals. Moi, je ne permets pas qu’ils le soient. Vous voyez, par contre, je ne suis pas fâchée contre ces gens à cause de leur question. À mon avis, il faudrait que chaque personne ait le droit de faire ce qu’elle veut dans la vie. D’abord, qu’elle soit libre, légère, insouciante. Heureuse. Donc, libre de poser des questions stupides à moi aussi. Je n’interfère pas là-dedans. Il s’agit de cette fameuse réponse qui est importante dans cette histoire : « Tout va bien ». Je ne me rappelle pas la dernière fois que je l’ai utilisée. C’est que… je ne peux pas. Je ne veux pas. Non. Rien ne va bien ici. Vous savez, ils disent chaque jour à la radio que nos vies sont en danger. Nos villes brûlent. Nos soldats meurent. Moi, je dis que ce qui est vraiment en danger, ce sont les langues dans nos têtes. Il semble que quelqu’un ait décidé de les boucler un peu.

L’autrice

Crédits musique : Preludes, Book 2 – La puerta del Vino by Paul Pitman ; Gioachino Rossini: Ranz des Vaches by Kevin MacLeod ; Dances and Dames by Kevin MacLeod + and who gives a shit by File Under Toner ; Lasonothèque.org

Montage audio : Marion Roussey