Le miroir de la peur

Téméco
Le miroir de la peur
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C’était l’heureuse combinaison d’une fracture du pied, d’une soirée d’hiver brumeuse et d’oisiveté qui avaient amené Antoine à bien étudier son reflet dans le miroir. Cela n’avait jamais été facile pour lui de croiser son regard, car il ne pouvait faire face au sentiment de perte et d’inconfort qu’il produisait en lui. Il avait traversé la vie en essayant de penser le moins possible à ses origines et à sa raison de vivre. Il avait compris son existence comme une lutte contre le temps, avec lequel il voulait désespérément rivaliser. Le désir d’être rapide et énergique était si fort qu’il ne ressentait pas la force de gravité, mais une profonde envie d’atterrir, de s’arrêter, de réfléchir et de se reposer l’avait obligé à faire face à la peur qui montait en lui et qu’il aurait voulu pouvoir extérioriser comme de la transpiration. Malgré cela, il avait continué, sans interruption, de gaspiller son énergie, tout en sachant que cette rencontre était inévitable.

L’effort physique avait soulagé son esprit, son dévouement au basket et à la course à pied était quelque chose dont il était fier, mais il savait que cette obsession, si louée autour de lui, était pour lui une évasion de ses émotions profondément enfouies dont la principale était une peur inconnue. Cette crainte que la sensation de force dans les muscles avait toujours réussi à dissimuler sous un nuage d’obscurité. Son endurance et sa forme physique lui avaient donné un sentiment d’espoir, de persévérance et d’immortalité – la victoire ultime contre le temps.

Il s’était penché en arrière sur une chaise en cuir noir, qui avait conservé les séquelles de ses précédentes séances, et il avait regardé à travers une fenêtre oblongue au quatrième étage d’un immeuble historiciste qui révélait une ruelle bordée d’arbres décorés de lampes d’or à l’image de celles de l’Avenue Montaigne. La détente s’était rapidement dissipée et avaient pris place des battements de cœur soudains et rapides, le sang coulait dans ses veines et instinctivement, tel un chien qui avait repéré son propriétaire après une longue journée de solitude, il s’était précipité vers la fenêtre. Il l’avait reconnue immédiatement. Elle portait un survêtement gris et essayait tant bien que mal de couvrir les marques d’insomnie sur son visage avec une capuche. Un sac à dos qu’il lui avait offert il y a trois ans trouvait sans vergogne sa place sur son dos, et à la bandoulière s’étaient mêlées les boucles rougeâtres de ses cheveux. Joséphine.

Il retournait dans le confort de sa chaise en cuir et tapait son nom sur son téléphone. À son insu, il s’était lancé à la recherche du temps perdu et des messages autrefois échangés. En lisant ces longues conversations, il avait fait revivre une partie de lui-même, qu’il pensait depuis longtemps disparue. Comme des livres d’enfance poussiéreux, disposés sur l’étagère du haut de sa chambre, momentanément oubliés, longtemps à l’abandon, mais toujours à ses côtés, avec des informations qu’il interpréterait différemment à chaque fois. Dans ces messages, il avait trouvé des traces de lui-même qu’il fuyait comme la peste, mais aussi un nouveau regard sur des souvenirs qui s’étaient autrefois estompés et qui désormais apparaissaient sous un nouveau jour. Il s’était lancé à la recherche de ce fleuve de souvenirs, et chaque mot, émoticône, message vocal, photographie l’avait amené à créer une image claire et nette d’un passé qui n’était plus. Il était surpris. Il ne s’était jamais permis de regarder en arrière, il n’y avait vu aucun intérêt.

Les conversations se faisaient de plus en plus nombreuses et elles paraissaient sans fin. Pierre, un ami du lycée avec qui il avait échangé pour la dernière fois il y a 6 ans, l’avait soudain ramené à ce vieil état d’esprit, immature, égoïste et enclin au jugement. Anne, la fille qu’il avait séduite et exploitée, avait cessé de lui répondre et l’avait brutalement remis à sa place. Pris d’un sentiment de honte, il haïssait la personne qu’il était et se remémorait les raisons qui l’avaient fait fuir une telle pensée. Il poursuivait : un professeur qui l’avait préparé à s’inscrire à l’université lui avait rappelé les exercices qu’il n’avait pas effectués, Bernard qu’il avait rencontré lors d’un séjour linguistique et dont il n’avait jamais accepté l’invitation à boire un café, des discussions cinématographiques avec Agnès, des querelles avec des amis de la primaire, mais aussi des blagues et des photos amicales, des smileys, des aides aux devoirs, des messages vocaux sur les ruptures, des planifications de voyages, des organisations de séances de foot, des récits de soirées, des vœux d’anniversaires… Il s’était révélé tel Ambrose Guise à son retour d’Angleterre.

En portant un regard plus clair et plus apaisé sur ce qu’il avait vécu, il avait réalisé combien de personnes avaient traversé sa vie. Son sentiment de solitude omniprésente était un monument qui lui refusait l’opportunité d’accepter l’existence des contacts de son annuaire, les numéros derrière lesquels des gens comme lui se cachaient avec ces mêmes peurs auxquelles ils étaient confrontés tous les jours et qu’ils projetaient de différentes façons. Les ténèbres étaient tombées, et il était toujours en train de fouiller dans ses vieux souvenirs qui l’avaient amené là où il était maintenant. Il avait éteint son téléphone, traîné la jambe jusqu’au miroir, dont le reflet le rendait moins mal à l’aise qu’avant.

Le temps passait et il s’était rétabli. Il était retourné au basket, il vivait pleinement chaque seconde de sa vie, il ne regardait plus en arrière. En route pour le match, il avait de nouveau croisé Joséphine. Elle portait un petit sac à main rouge sur son épaule. Une peur familière l’avait submergé, son cœur battait vite, le sang coulait à flots dans ses veines. Il avait aperçu une expression inconnue sur son visage, une Joséphine différente se tenait debout devant lui, une Joséphine qu’il ne connaissait pas. Celle qu’il connaissait vivait encore dans ses pensées. Ce sont ces dernières qui l’ont fait hésiter. Il l’avait saluée à la hâte, le sourire aux lèvres et avait poursuivi jusqu’au stade, laissant le destin faire le reste. Plus courageux qu’hier, il avait pris le ballon dans ses mains, accepté la peur comme coéquipière, développé des tactiques de jeu avec cette dernière, et lui a laissé les mains libres. Et il a accepté de prendre à nouveau le risque de se blesser lui-même.

L’autrice

Crédits musique : Agree to Disagree by Zero V ; Palika bazaar by DIY-Note ; Parisian by Kevin MacLeod ; Lasonotheque.org

Montage audio : Marion Roussey