Le cœur dans le marbre

Semaine après semaine, le sculpteur travaillait sur sa statue. Elle émergeait lentement d’un bloc de marbre. Certains projets déjà terminés étaient dispersés autour d’eux, d’autres étaient encore en préparation, et il y avait de nombreux croquis sur les murs. Sous les fenêtres couvertes de rosée se trouvaient de nombreux bustes d’hommes, des têtes à l’effigie de clients qui avaient payé le sculpteur modestement, mais suffisamment pour vivre de ces revenus.

Cette statue sur laquelle le sculpteur travaillait en ce moment devrait, elle, lui rapporter une fortune. Il travaillait pour une famille riche et si la statue leur plaisait, peut-être lui donneraient-ils plus d’argent. En guise de modèle, le client avait fait envoyer sa femme chez le sculpteur. Il l’avait prié de la représenter dans un esprit ancien et aussi fidèlement que possible, pour que toute sa beauté et sa jeunesse soient mises en valeur. Le sculpteur avait donc décidé de la sculpter en position debout, avec une toge tombant sur son corps, et une couronne posée sur la tête. Après plusieurs mois de travail, sa silhouette commençait à ressembler à une vraie déesse grecque.

Le sculpteur était particulièrement gai ce jour-là, chantant au travail. Tout d’un coup, juste au moment où il taillait son iris, la statue prit vie. « Alors tu es celui dont j’entendais les mots de plus en plus clairement de semaine en semaine ! Au début, cela me paraissait comme un écho lointain, et maintenant je te vois enfin. Maintenant je te vois me regarder, je sens ton toucher quand tu essuies la poussière de ma peau, quand tu enlèves ces morceaux de marbre qui ne m’appartiennent pas. Tu sais à quoi je ressemble. Tu m’as d’abord modelée dans ton esprit et maintenant tu me sauves de cette matière froide. Tu me donneras la vie, un jour je marcherai à tes côtés sur mes deux pieds ! Mais… tu ne sembles pas m’entendre ?! Pourquoi tu m’as tourné le dos ? Où vas-tu ?! »

Le sculpteur s’était rapproché de la fenêtre, croyant entendre des pas. Mais il n’y avait personne à l’horizon, la cour était vide et couverte de neige. Il se retourna vers sa statue et la fixa. Il lui avait semblé l’espace d’un instant avoir vu une étincelle dans ses yeux, mais il l’attribua à la fatigue. En effet, il n’avait pas dormi depuis des nuits. Il devait se dépêcher pour terminer à temps. Et son modèle était toujours en retard.

Elle frappa finalement à sa porte. Le sculpteur laissa entrer la jeune dame. Ses joues étaient rouges à cause du froid. Elle tendit la main au sculpteur et il l’embrassa, puis elle alla s’asseoir sur une chaise en bois et enleva sa fourrure qui tomba à ses pieds.  

La statue la regardait en état de choc. « Qui est-ce ? Que fait-elle ici ? La trouves-tu belle avec cette couleur répugnante sur son visage ?! Ma peau est blanche comme la neige, mes cheveux lisses et peignés tandis que ses cheveux ont été arrachés par le vent. Sa voix est si forte alors qu’à travers moi les muses parleraient aussi. Ne suis-je pas suffisante à tes yeux ? Je suis déjà si belle et tu me rendras encore plus belle, si belle que je prendrai vie ! »

Comme d’habitude, la dame resta plusieurs heures dans l’atelier. Mais le travail devenait trop fatiguant pour le sculpteur. Le marbre lui résistait car la statue était enragée, choquée par la facilité avec laquelle l’artiste partageait maintenant son attention entre elle et le modèle. Cela dura plusieurs jours, et le sculpteur ne parvenait pas à comprendre ce qui était soudainement arrivé à la matière qui lui était devenue si difficile à sculpter.

Il fit rapidement savoir à la dame qu’il n’avait plus besoin d’elle, qu’il continuerait à travailler seul et finirait son travail. La statue était ravie que le modèle ait disparu et que l’artiste soit redevenu le sien. Tous les matins, elle l’attendait alors qu’il apportait l’air froid de l’hiver avec lui dans l’atelier. D’abord, il la regardait pendant longtemps, promenant ses yeux sur elle en l’examinant, comme s’il la voyait pour la première fois. Et puis il se mettait au travail.

Ces moments étaient spéciaux, la statue se sentait très proche de son créateur. Elle le regardait avec fascination, étudiant ses mouvements et ses grimaces. Elle adorait le regarder froncer les sourcils alors qu’il pensait au prochain mouvement, et la façon dont son visage s’assouplissait quand il réalisait son idée. Dans ses yeux, la statue lisait l’amour et l’admiration.

Mais le regard du sculpteur, lui, s’arrêtait au marbre blanc, le regard calme de la statue ne révélant rien de la lueur qui flamboyait en elle. Il travaillait en pensant comment il vivrait confortablement une fois qu’il aurait vendu son œuvre à son client. Ses poches se vidaient rapidement et il avait désespérément besoin d’argent.

Finalement, un beau jour, le sculpteur frappa dans ses mains avec enthousiasme et s’écria « C’est bon, j’ai fini ! » et il se mit à sourire. Le bonheur envahit la statue pendant un moment et elle tenta de rejoindre le sculpteur. Mais elle fut prise d’une sueur froide, réalisant qu’elle était toujours immobile. Elle essaya de bouger, mais elle était figée dans la même position. Elle était pourtant convaincue que lorsque le maître aurait terminé son travail, elle prendrait enfin vie.

Elle fut horrifiée quand elle vit son sculpteur se réjouir, et finalement elle se mit à crier: « Non, tu n’as pas encore fini ! Je suis toujours immobile, tu dois encore travailler sur moi pour me donner la vie ! Fais un petit effort et je pourrai devenir réelle, mon corps pétrifié bougera et prouvera que tu es un vrai artiste ! »

Mais elle criait en vain, le sculpteur n’entendait pas un mot. Après l’avoir encore brièvement observée, il la couvrit d’une toile et l’emballa pour le départ. La statue ne voyait plus rien autour d’elle. Elle sentait des larmes amères emplir ses yeux de pierre, mais elle ne pouvait pas pleurer.

Le lendemain, elle se retrouva dans un salon, entourée de gens qui la regardaient avec étonnement. Il y avait aussi quelques statues et des peintures autour d’elle. La pièce était spacieuse, avec de hauts murs soutenus par des piliers. Et en dépit de cet amas de richesse, tous les yeux étaient braqués sur elle. Une douzaine de personnes bien habillées se tenaient devant elle. C’est à ce moment-là qu’elle réalisa que peut-être elle n’avait pas été suffisante aux yeux du sculpteur, alors qu’ici, les gens allaient l’apprécier. Ici, ils verraient toute sa beauté, et ils l’admireraient. Un élan de fierté l’envahit, et pour la première fois, elle se sentit vraiment vivante.

Se démarquant de la foule, un garçon accourut devant elle et la pointa du doigt « Maman, maman ! Regarde ! La statue sourit ! »

L’autrice

Illustration : Helena Belamarić