Enfin chez moi

Téméco
Enfin chez moi
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Ce jour-là, tout semblait banal et inintéressant : le retour chez moi en métro, moi serrée dans le véhicule avec des dizaines d’autres visages dénaturalisés. Certains étaient fans de ce type de vie – moi, pas du tout. Je commençais à la détester, et le fait de prendre le métro n’a fait qu’empirer les choses. Pourtant, quelque chose était différent. Au lieu de rentrer chez moi comme l’auraient fait les autres femmes de mon âge, qui vont retrouver leur mari et leurs enfants, j’ai continué mon trajet, en restant sur la même ligne de métro.

Il faisait beau, chaud et la lumière était vive. La brise légère n’était pas dérangeante, et qui dans ce monde pourrait se douter qu’une femme comme moi – typique d’une grande ville – pourrait un jour commettre un acte de cette nature ? Et, à ce moment-là, je me suis réconciliée avec la vérité que j’étais folle. Mais j’en avais assez de tout et je ne savais pas comment continuer.

Donc, comme je disais – une femme typique d’une grande ville, qui avait l’intention d’acheter un jouet si dangereux, sans aucune raison ? Mais dans ma tête, tout avait un sens et je me moquais de ce que les autres pensaient de moi. J’en avais assez de me fuir moi-même pour plaire aux autres. Alors, si je réfléchissais vraiment et comme une adulte, je devais réussir à trouver une solution. Malgré tout, je n’y arrivais pas. Pas du tout. Et j’ai même commencé à me sentir désolée pour moi-même, juste au moment où ce sentiment ne m’était plus utile. Jusque-là, j’étais honnête avec mes intentions, et je voulais que ce sentiment dure. Je ne pouvais pas changer ma décision maintenant, alors que j’étais parvenue si loin dans la résolution de mon problème.

Trouver l’objet dont j’avais besoin n’était pas difficile, en prenant en compte mon poste et les gens que je rencontrais quotidiennement. Il me fallait juste beaucoup de temps pour me décider… Presque toute une décennie. Et quand j’y pensais, je me demandais honnêtement pourquoi je n’avais jamais cherché une sorte d’aide professionnelle. Mais je trouvais que c’était ça la faiblesse humaine – de toujours penser que l’on est fort et que l’on peut le faire soi-même. Et maintenant, je trouvais la force de résoudre ça et je n’allais pas abandonner. Cela aurait signifié être inconsistante.

La dame qui m’a remis ma commande m’a vraiment ravie ! Elle était si mignonne que j’aurais voulu passer un certain temps avec elle. Bien sûr, il n’y avait aucune mention de la raison de ma venue chez elle. Tout avait été résolu grâce aux médiateurs, mon rôle était uniquement de venir chercher l’objet au bon moment. C’était dommage qu’il n’y ait pas eu de livraison à domicile. Au moins, j’aurais gagné un peu de temps.

Pourtant, même quand je suis rentrée chez moi et que tout semblait prêt, pour des raisons inconnues, l’angoisse et l’horreur que j’ai senties ont commencé à m’empêcher d’atteindre mon but. C’était la peur. Pourtant, il me semblait horrible d’abandonner et de tourner le dos à tout ce que j’avais fait jusqu’à ce moment. Je me demandais aussi quel moment serait adéquat pour le faire…

Matin, soir, avec un signe ou bien au contraire sans aucune annonce ? Je ne pouvais pas me décider. Aucune des idées qui coulaient dans mon cerveau ne me semblait suffisamment bonne. Quelque chose me manquait. Mais quoi ? Je préparais la quiche parfaitement, et je connaissais bien les ingrédients secrets qui plaisaient aux gens. À présent, je ne possédais pas l’ingrédient qu’il me fallait. Le courage ? La volonté ? Je ne pouvais décider.

J’ai placé mon objet sacré au fond de la boîte à bijoux. Personne ne l’ouvrait jamais et il resterait en sûreté en attendant que je décide de l’utiliser. Et ainsi les jours ont commencé à se suivre. L’un après l’autre, comme s’il ne s’agissait pas de jours, mais de secondes. Et moi, j’ai commencé à me sentir de plus en plus perdue. Ou bien avais-je seulement peur ? Oui, c’était la peur. Je connaissais bien ce sentiment. Apparemment, tout semblait faisable facilement, et dans ma tête il n’y avait qu’une vision claire de comment tout devrait se passer, mais au moment où il faudrait faire le bon acte, mon cœur commençait à battre si fortement qu’on aurait dit qu’il voulait quitter son corps. Et c’est là que j’ai commencé à battre en retraite. Pendant quelques moments, heures, jours, j’ai senti quelque chose d’inexplicable, et puis la vie a repris. Sans m’attendre.

Et c’est ainsi qu’une décennie de plus est passée. Et je n’ai rien senti. Mon objet sacré est resté longtemps au même endroit, jusqu’à ce qu’une nuit je me rende compte à quel point j’étais folle et ingrate. J’ai changé d’avis. La même nuit, je suis partie pour acheter de la lessive, et en rentrant, je me suis débarrassée de l’objet en le jetant du pont. J’ai entendu le ploc dans l’eau et puis j’ai ressenti du soulagement.

Je repensais pendant des années à mes actions pendant ces mois d’hésitation. Il s’agissait d’une crise qui m’avait semblé insurmontable. Mais pourtant, comme pour tout dans la vie, une gravité invisible à chaque fois empêchait un changement radical de se produire. Est-ce que cela était bon ou pas, je ne le savais pas, car jamais dans ma vie je n’ai eu le courage de faire différemment. Mais jusqu’ici, chaque décision s’est avérée bonne. Et juste maintenant je voyais que je n’avais pas même su ce que je cherchais. Le bonheur ? Cette notion me semblait relative, à présent. Le plaisir ? Maintenant, j’avais un point de vue un peu différent sur ces notions abstraites. La voiture que l’on conduit, le quartier dans lequel on vit, l’aspirateur que l’on utilise, la machine qui nous prépare le café chaque matin, l’école prestigieuse où nos enfants vont, tout cela était devenu des choses que je considérais banales, car je me suis rendu compte que ma vie n’était finalement pas si mauvaise. Elle n’était pas parfaite, loin de là, mais elle n’était pas mauvaise même dans les moments où je ne voulais pas l’accepter comme la mienne.

Et, vous savez quoi ? Quelques années plus tard, après ces mois passés dans les limbes et l’insécurité, j’ai commencé à plus m’apprécier et, d’une manière inhabituelle, à m’aimer. C’est pour cela que j’ai tendance à m’imaginer plus heureuse dans la vieillesse, avec mon mari. Je ne croyais pas que je partirais comme ça. Je pensais que j’aurais plus de temps. Toutefois, par ce geste, la vie m’a montré encore une fois que la trajectoire pouvait être changée en un bref instant, sans aucune annonce, sans aucune possibilité de revenir en arrière et de refaire cette étape de nouveau et d’une meilleure manière. La soirée était à mon goût. Agréable dans tous les sens. Et je ne m’attendais pas du tout à ce que ce goût ne puisse jamais changer.

***

Tout s’est passé très vite et brusquement. Bruit – grondement – fin. Si simple. À partir de ce moment-là, mon nom a été gravé et retenu comme l’un des noms des victimes de l’attaque terroriste qui a eu lieu ce jour-là.

L’auteur

Crédits musique : Appears by etc ; Death Comes To Us All by Daniel Birch ; Gears Spinning by Podington Bear ; Lasonothèque.org

Montage audio : Marion Roussey