Couleur clémentine

Téméco
Couleur clémentine
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Elle adorait ce petit fruit orange. Celui-ci servait de parfum de la nature à toutes les saisons et elle en était consciente. Le clémentinier, arbre de la famille des rutacées à feuilles très parfumées, refleurit vers la fin du printemps et tout au long de la période estivale. Elle a le bonheur de manger ses fruits à la peau fine de couleur vert-orange de l’automne jusqu’à Noël, grâce à un croisement chanceux, fait par le frère botaniste Clément, entre le Citrus sinensis et le Citrus reticulata.

Leur goût, incroyablement profond. Des gouttes de sucre remplissent l’intérieur des bouches satisfaites. Sa chair juteuse et acidulée est l’une des plus douces de tous les agrumes. L’odeur de cette écorce suave, loin de nous et tellement proche en même temps. Capable de réveiller des souvenirs déjà oubliés, une mémoire matérialisée dans cette petite sphère savoureuse.

Il marchait lentement, un pas à la fois, dans la rue du centre-ville, en fumant une cigarette avec un filtre de couleur orange, comme il le faisait depuis qu’ils n’étaient plus ensemble. Ne pouvant pas arrêter les souvenirs de venir à lui, il ne cessait de penser à elle. Elle n’était pas le premier amour de sa vie, mais elle occupait une place importante. Cela devenait de plus en plus évident pour lui.

Maintenant, c’était cette saison de l’année pendant laquelle elle ne prenait pas autant de plaisir que tout le monde. Il faisait froid, ses mains étaient tellement sèches qu’elles devenaient facilement très irritées, ses joues prenaient une nuance rose pâle à chaque fois qu’elle sortait. Et ses lunettes s’emplissaient de buée quand elle entrait dans un intérieur réchauffé. Il s’en souvenait clairement.

Pourtant, il y avait une chose qui apparaissait chaque année comme un remède contre ce chaos hivernal : l’explosion des saveurs du citron doux qu’on expérimente au coin des lèvres en le mâchant. La clémentine, dont l’écorce est mise sur les radiateurs, pour bénéficier en plus de ses vertus curatives.

Je voulais qu’il s’en aille. Qu’il disparaisse de mon horizon, j’en avais assez. Je ne pouvais plus supporter ce sentiment amer de ne plus l’aimer, comme le goût de la bigarade dans ma bouche. J’avais presque honte de me sentir ainsi, je ne voulais l’admettre à personne, même pas à ma mère. Surtout pas à ma mère. Mais je ne pouvais plus continuer ainsi, dans cette distance permanente nous séparant, dont on ne voit ni l’issue ni la fin, sans projet pour l’avenir. Je n’avais ni aspiration, ni force pour continuer de cette manière. Nous l’avions très suffisamment éprouvé, après cinq années, ce n’est pas peu, et je n’étais pas faite pour quelque chose de pareil, lui non plus.

On s’était apparemment mis d’accord, il y a une semaine. Ce sentiment fort, celui d’un deuil indescriptible, ne m’avait pas quittée depuis.

Dix mois ont passé, et elle est restée dans ma mémoire, même si elle est parfois floue, et je ne vois pas clairement la réalité autour de moi. Ses pupilles étaient sans doute cernées de cercles dorés, de la couleur des petits agrumes sans pépins, avec lesquelles elle fixait mon regard, qui y était souvent perdu. Je fais semblant de l’avoir oubliée, comme si elle appartenait aux temps passés et lointains, qu’elle n’avait rien à voir avec la personne que je suis aujourd’hui. Cela n’est que partiellement la vérité. Qu’est-ce que la vérité ? J’ai bien appris quelque chose depuis, pourtant je ne sais pas encore définir cette notion particulière.

La vérité est qu’on habite loin l’un de l’autre. Qu’on passe nos journées sans se téléphoner, pas même une fois par mois. Qu’on a nos études à finir, nos buts à poursuivre. Nos livres à lire jusqu’à la fin, pour en parler avec d’autres personnes. Qu’on ne passe que quelques jours par semaine dans les souvenirs, en pensant à des alternatives et à des possibilités.

C’est ce qu’on est devenus. C’est ce que nous sommes aujourd’hui. Pas nécessairement des inconnus. On l’espère du moins.

Les fruits étaient placés dans un saladier en porcelaine chinoise un peu ébréché sur le bord, mais avec de jolis ornements, qui se trouvait sur la terrasse. Je portais la robe de couleur clémentine que ma mère m’avait achetée pour ma soutenance de thèse, que j’aimais bien, c’était le style que j’essayais de porter – plutôt retro, et elle m’allait parfaitement.

C’était la fin de l’été, ce temps de l’année pendant lequel les compositeurs-interprètes chantent des chansons sur les couchers de soleil. J’avais une impression de déjà-vu, comme si j’avais été ici avec lui. En effet, le ciel doré avec le soleil brûlant me rappelait l’amour passé, brûlé de la même manière. Mais j’étais trop fière pour l’admettre, et je le suis encore aujourd’hui.

L’autrice

Illustration : Sonja Bakota

Crédits musique : Agnes by Unknown artist . Lasonotheque.org

Montage audio : Marion Roussey